Les leçons françaises de Viatcheslav Kouprianov
Viatcheslav Kouprianov. Уроки / Lecons.
– Kelmis: PEBO-Verlag, 2012. – 284 pages.
Ce livre est le fruit des efforts de poètes-traducteurs qui ont déjà beaucoup œuvré à la diffusion de la littérature russe dans les pays francophones. Léon Robel fut un des premiers à traduire Guennadi Aïgui, ayant même écrit un livre à son sujet, et à « révéler » au lecteur français les vers libres de Vladimir Bouritch bien avant qu'un recueil des poèmes de cet auteur ne soit publié en russe. Le poète Henri Abril a traduit et publié la poésie complète d'Ossip Mandelstam, en quatre volumes, des recueils de vers et prose de Boris Pasternak, Serge Essénine, une anthologie de la poésie russe pour enfants, et on a publié de lui en 2012 une grande anthologie des poètes de l'Obèriou (« La Baignoire d'Archimède »). Quant à Christine Zeytounian-Beloüs, on lui doit une anthologie de la poésie russe actuelle. Le livre de Kouprianov est préfacé par Alexandre Lobodanov, professeur à l'Université d'Etat de Moscou, qui le définit comme un des meilleurs représentants du « lyrisme philosophique russe » contemporain.
Nul doute que les poèmes de Viatcheslav Kouprianov, sous la plume de tels maîtres de la traduction, ont gardé toute leur valeur et saveur en français. Le titre de « Leçons » renvoie à un cycle de poèmes, lui-même divisé en deux parties : la « Leçon de chant » qui regroupe les vers à thématique « musicale » (le son, l'ouïe), et la « Leçon de dessin » qui fait plus de place au regard, à la vision. Cette séparation est toutefois relative, dans la mesure où les dénominations sont toujours transcendées par le sens, l'attente du lecteur étant, en règle générale, subtilement trompée par la métaphore du texte. Ainsi, la « leçon de chant » (L'homme / inventa la cage / avant même / d'inventer les ailes) renvoie-t-elle moins au chant lui-même qu'à la liberté du vol et à la « justice des cages » ; la « leçon de dessin-1 » insinue que « la terre / ne doit pas / être plus vaste / qu'un cœur d'enfant », tandis que la « leçon de dessin-2 » invoque le temps où l'on pourra enfin « vivre / de sa vie véritable / et mourir seulement/ de sa belle mort ».
Le grotesque allégorique du poème « Crépuscule de la vanité » est déjà proverbial en Russie : « Chaque nuit / le mort / soulève sa pierre tombale / et la palpe pour voir / si son nom inscrit dessus / ne s'est pas effacé ». Evguéni Evtouchenko, dans son anthologie de la poésie russe « Strophes du siècle », avait je ne sais pourquoi supposé que ces vers de Kouprianov s'appliquaient à lui et à la génération dite des années soixante. Il va de soi que le lecteur francophone y verra un sens plus profond.
Le livre reprend presque tout entier le cycle « Dans la langue de tous », où l'on peut retrouver des traits du surréalisme français, en particulier du jeune Paul Eluard : « Dans la langue humide de l'eau / nous sommes des poissons de surface / une pierre qui éclabousse / nous sommes une silhouette / aussi mouvante qu'un nuage / nous sommes chair / nous sommes chaleur / nous sommes soif ». Les vers sur la langue, le langage, ne sont pas rares dans la poésie en général, mais ils sont particulièrement nombreux chez Kouprianov, le thème proprement « philologique » s'épanchant librement dans le « philosophique » et le « social ». Voici la langue du poète « sous le poids / de la tour de télévision », devançant de façon ironique la fameuse formule de Victor Tchernomyrdine, le premier ministre de Boris Eltsine (« Nous voulions faire de notre mieux, mais ça a foiré comme toujours ») : « L'expérience de lecture / et de locution en russe / témoigne / qu'il y a toujours trop d'écart / entre les actes et les paroles/ et que nous voulions toujours / faire de notre mieux » (« Linguistique »).
Le livre de Kouprianov ne réunit pas seulement les vers libres de cet auteur, lesquels peuvent paraître plus faciles à rendre dans une autre langue. C'est plutôt la métaphore qui, souvent liée à la phraséologie russe, aux dictons et proverbes, pourrait échapper à une traduction univoque, littérale. Aussi est-il primordial que les traducteurs soient eux-mêmes des poètes, comme c'est ici le cas. Le passage d'une langue à l'autre est particulièrement réussi lorsque les énoncés « linguistiques » coïncident : « Place maintenant / à la pose du serpent / au rire de la hyène / aux larmes du crocodile / à la part du lion ».
La dernière partie du livre, « L'Ouest sauvage », est constituée par les poèmes plus récents de Kouprianov. Espérons que les Français ne seront pas vexés par ce poème où « ils prennent en chœur chaque jour la Bastille », de même que chaque Suisse « a son trou de fromage », alors que nous autres les Russes « n'arrivons pas à décider / où nous sommes entre l'est et l'ouest / et voulons malgré tout être cette Europe ». S'il y a quelque chose qui nous relie aux Français, c'est bien le sens de l'humour. Bien que cela aille bien au-delà de la simple ironie, par exemple, dans ce tableau : « Le cerveau fuit la tête de la Russie / et coule en pétrole noir à travers le globe… » Ou bien cette remarque sur la « Maison européenne » :
La Russie a percé une fenêtre sur l'Europe
Le généreux homme russe a fait son apparition
on lui a aussitôt indiqué la porte de sortie
Il n'en demeure pas moins que le leitmotiv central de ce recueil bilingue est le poème sur l'art , où le poète apparaît comme « créant à jamais / au milieu des prodiges licites / le miracle interdit ».
(Nezavissimaya Gazeta, )
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